Progrès historiques et juridiques et résilience religieuse
Les Juifs en Tunisie du protectorat à l’indépendance (1881-1956)
RÉSUMÉ
Ce colloque a pour objectif d’explorer les liens entre les dimensions religieuse et juridique du judaïsme tunisien du protectorat à l’indépendance. Il se penchera notamment sur la manière dont ces dynamiques furent travaillées par la « modernité occidentale », notion qu’il conviendra de questionner. En d’autres termes, cette rencontre, dont l’objet se situe au carrefour d’échelles géographiques et sociales variées, se propose de renouveler notre approche culturelle – au sens le plus large – du judaïsme tunisien, à travers le prisme fécond, mais encore trop peu exploré, de la condition juridique.
ANNONCE
Argumentaire
Miroir fidèle des tropismes de notre époque, la recherche scientifique semble inscrire l’histoire et le droit de plus en plus ouvertement dans une perspective mondiale et universelle, prenant ainsi souvent à rebours l’approche et la méthodologie épistémologiques antérieures, au risque de négliger ou de sous-estimer la richesse et la spécificité des histoires nationales, régionales et/ou locales. Si ces dernières ont, pendant longtemps, fait l’objet d’études nourries et approfondies (notamment de la part des pays occidentaux sur eux-mêmes), elles n’ont toutefois point atteint à l’exhaustivité. À l’évidence, tout n’a pas été dit, tant s’en faut, surtout concernant l’histoire du Maghreb dont la richesse, la complexité et la diversité semblent être l’un des traits majeurs. C’est particulièrement le cas pour la Tunisie, dont la population juive, installée de très longue date sur ces terres du Sud de la Méditerranée, est porteuse d’une histoire et d’une identité civilisationnelle et culturelle exceptionnelles, mais encore trop largement méconnues, en dépit des travaux estimables, datant aussi bien de la période coloniale, que des deux dernières décennies. En effet, jusque-là, la production scientifique s’est essentiellement attachée à mettre en lumière le judaïsme tunisien dans ses dimensions historiques, sociologiques, cultuelles et ritualistes, mais s’avère, en revanche, encore lacunaire à de nombreux égards.
C’est la raison pour laquelle ce colloque, résolument novateur et dont les Actes feront l’objet d’une publication, nourrit l’ambition d’orienter et de concentrer ses recherches sur les manifestations juridiques et religieuses du judaïsme tunisien, ainsi que sur les liens qu’elles entretiennent entre elles. Conçues comme une opportunité et une occasion d’articuler « micro et macro » histoire, de relier opportunément approche locale et globale, ces rencontres se dérouleront sur une durée volontairement ramassée, pour leur lancement, afin de conserver attractivité et dynamisme (une soirée introductive et toute une journée de travail). Elles s’emploieront à mettre au jour et à révéler toute la richesse de cette tradition, tant sur le plan juridique que religieux, en montrant combien l’histoire nationale s’emboîte dans des perspectives géostratégiques et géopolitiques de dimensions internationales et combien, en retour, la donne planétaire initiée par les grandes puissances impériales d’alors, les circulations humaines, techniques et savantes, ont contribué à façonner le visage de la Tunisie, du Protectorat (1881) jusqu’à son indépendance (1956).
Axes de recherche
L’originalité de ces journées d’études et le cadre général dans lequel elles se situent conduisent, plus précisément, à organiser les interventions de ce colloque autour de deux axes de recherche et de réflexion :
L’accession des Juifs de Tunisie à la « modernité » occidentale : analyse de ses manifestations juridiques et religieuses
À partir de 1881, le Protectorat a pour effet, avoué ou non, d’arracher les Juifs à une arriération supposée pour les ancrer de plain-pied dans un avenir présenté comme ouvert sur le monde et débordant d’espérance. L’entrée des Juifs de Tunisie dans la « modernité » – pour reprendre la vision évolutionniste française et, plus largement, occidentale – se traduit par des manifestations tout à fait concrètes et appréhensibles sur le plan juridique et religieux qu’il conviendra d’évaluer, de mesurer, d’apprécier et de mettre en perspective. Ce sera l’objet de ce premier axe qui, notamment, consacrera ses investigations aux thématiques suivantes :
- la condition juridique des Juifs de Tunisie : en précisant toutes les implications qui en découlent, elle sera traitée tant d’un point de vue général (ainsi, les Juifs, sujets jusque-là, deviennent-ils citoyens grâce au Protectorat ?) que sous celui, très particulier, du statut de la femme juive tunisienne (quelle est désormais la place qui lui est accordée ? constate-elle une modification et une évolution notables de sa condition et de son statut ?). Plus globalement, il conviendra donc de s’interroger, en particulier du point de vue du genre, sur la représentation de la femme et sur celle de la masculinité pour la société juive.
- l’ordre juridique compétentet la question du pluralisme juridique : il conviendra de déterminer le droit positif dont relèvent les Juifs de Tunisie (s’agit-il du droit issu du Protectorat français, ou bien du droit issu de la jurisprudence rabbinique…, ou bien encore des deux systèmes juridiques alternativement, suivant les domaines concernés et/ou la nationalité des parties ?… Il s’agira également de tenter d’apprécier quelles places sont susceptibles d’occuper les stratégies des justiciables, de type forum shopping, par exemple) ;
- la question de la compétence juridictionnelle et d’éventuels conflits de compétences (corollaire de l’interrogation précédente) : il conviendra de donner des exemples historiques, et force détails, afin de savoir quelles sont, des juridictions françaises ou rabbiniques, celles qui sont compétentes) ;
- les décisions jurisprudentielles notables: il s’agira de monter, sur la base d’exemples concrets, si la jurisprudence rabbinique fut appliquée par les tribunaux français, et si oui pourquoi, comment et quelle en est la teneur ; ou bien s’il fut fait application, quasi exclusivement, de la jurisprudence du droit français du Protectorat.
La réaction des Juifs de Tunisie à l’égard de la « modernité » occidentale : perplexité, circonspection, opposition : éclairage juridique et religieux
Il conviendra, ici, de montrer s’il y a eu, dans la population juive de Tunisie et/ou chez les rabbins, des mouvements d’hostilité, de résistance à la modernité occidentale, et française en particulier, considérée par d’aucuns comme un dangereux mirage, synonyme à court ou moyen terme d’assimilation et de désaffiliation d’avec le judaïsme et la halakha. Cet axe de recherche pourra être notamment envisagé à travers les interrogations suivantes :
- la jurisprudence rabbinique contre la modernité ? Les recherches se focaliseront sur le point de savoir si l’on peut parler, de la part des rabbins et au travers de la jurisprudence qui émane de leurs tribunaux, d’une offensive menée sciemment contre « l’appel d’air » et la séduction suscitée par la modernité occidentale et le risque de désaffiliation religieuse qui s’en suit pour les fidèles. La même investigation pourra être conduite à l’égard des justiciables ;
- les courants favorables à la modernité. Ce colloque permettra également d’élargir et d’approfondir les recherches consacrées (depuis une vingtaine d’années) aux jeunes intellectuels juifs formés dans et par les Universités françaises. Si leurs idées et leurs actions ont surtout été envisagées sous l’angle de la revendication de la nationalité française et des réformes sociales, en revanche, leur vision de la juridiction rabbinique et leurs propositions de réformes sur l’organisation et la compétence des juridictions restent à analyser. Cette thématique devrait pouvoir être judicieusement complétée et enrichie par une étude spécifique dédiée au courant des Maskilim (le courant juif des Lumières). Ces derniers ayant milité pour une « modernité juive » cherchant à allier les progrès civilisationnels de la culture française et européenne avec les principes et les pratiques de la tradition juive, d’une part, et, d’autre part, s’employant à conjurer une assimilation considérée comme menaçante pour la survie des communautés juives.
- Des justiciables entre « tradition » et « modernité » ? Si certains justiciables ont très bien pu saisir les tribunaux rabbiniques pour que perdure l’ordre traditionnel, à l’inverse, la saisine de ces mêmes tribunaux a pu également être effectuée par d’autres Juifs désireux d’accéder à la modernité, mais soucieux de concilier celle-ci avec leur attachement à la tradition et, par conséquent, désireux de voir leur démarche juridiquement sanctionnée par leurs tribunaux religieux… En outre, ces investigations constitueront le cadre opportun pour s’interroger sur la pertinence des concepts de « modernité et de « tradition » dans leur contexte historique jusqu’à leur emploi actuel.
Les recherches porteront notamment sur les témoignages historiques de l’attachement qu’ont pu manifester certaines individualités ou groupes à travers leur fidélité à leur patrimoine et leur observance des prescriptions religieuses.
Il conviendra, en outre, d’analyser très scrupuleusement la position du gouvernement tunisien indépendant à l’égard de l’existence d’une juridiction rabbinique dans l’ordre juridique national et à l’égard du statut de la femme juive, alors qu’il laïcisait la justice tunisienne et qu’il émancipait la femme musulmane. Il faudra également s’interroger sur l’existence d’une « modernité » post-indépendance (inclusion-intégration des Juifs dans l’État-nation), sur les consultations et des discussions engagées entre les autorités tunisiennes et les élites juives, ainsi que sur les réactions face à la suppression du tribunal rabbinique en 1957, puis la dissolution du conseil de la communauté de Tunis en juillet 1958.
Les sources écrites, s’il en existe, comme les témoignages particuliers ou communautaires, les fonds archivistiques, écrits / ouvrages / traités…feront l’objet d’une exploitation scientifique systématique et rigoureuse.
La conclusion du colloque pourrait opportunément constituer le cadre d’un exercice comparatiste fructueux, donnant ainsi l’occasion de mettre en regard la situation des juifs de Tunisie et du Maroc, par exemple, populations toutes deux soumises à un même régime politique, juridique et administratif, celui du protectorat français, mais dont les implications et les effets n’ont pas été similaires.
Calendrier et conditions de soumission
Le colloque se tiendra à Paris les 6 et 7 avril 2022.
Les propositions, d’une page environ, se composeront d’un résumé détaillé (qui précisera les sources utilisées) ainsi que d’une brève présentation bio-bibliographique ; elles sont à envoyer
au plus tard le 11 juillet 2021
à l’adresse suivante : colloquecfjt2022@gmail.com
Organisation et comité de pilotage
Le colloque est organisé par le Centre français du judaïsme tunisien (CFJT), en partenariat avec les laboratoires GSRL (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, UMR 8852 CNRS-EPHE), CTAD (Centre de Théorie et Analyse du Droit, UMR 7074 CNRS, Université Paris Nanterre) et CMMC (Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, UPR 1193, Université Côte-d’Azur).
Le comité de pilotage est composé des membres suivants :
- Joëlle ALLOUCHE-BENAYOUN, Directrice de recherches, GSRL, CNRS-EPHE
- Yossef CHETRIT, Vice-recteur honoraire de l’Université de Haïfa
- Arien DANAN, Directeur du département culturel et universitaire de l’Alliance israélite universelle
- Éric DESMONS, Professeur de Droit public à l’Université Sorbonne Paris-Nord, IDPS
- Jérémy GUEDJ, Maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Côte-d’Azur, CMMC
- Habib KAZDAGHLI, Doyen honoraire de la Faculté des Lettres, Arts et Humanités, Université La Manouba, Tunis
- Claude NATAF, Président-fondateur de la Société d’histoire des juifs de Tunisie (SHJT)
- Florence RENUCCI, Directrice de recherches, IMAF (site d’Aix-en-Provence)
- Rémy SCIALOM, Maître de conférences HDR en histoire du droit, Aix-Marseille Université, CTAD
- Sandrine SZWARC, Enseignante-chercheure à l’Institut universitaire Elie Wiesel, SNEJ